Arts numériques et œuvre ouverte

On me demande parfois pourquoi intégrer une dimension participative, interactive dans mes projets. Je partage ici quelques réflexions sur ce sujet.

Episode 1/3 : l’amont et l’aval ​

J’aime créer des situations d’écoute inhabituelles : la poésie d’un son sorti de son contexte, l’écoute d’un texte dans (et en lien à) un lieu précis, l’exploration sonore d’un objet… Et l’un des moyens les plus puissants selon moi pour induire une écoute modifiée est d’inclure le public d’une manière ou d’une autre dans l’acte de réalisation sonore.

Remontons le temps. Le modèle classique de réception d’une œuvre d’art est un modèle à sens unique. Un artiste conçoit une œuvre, qui est ensuite regardée, écoutée, lue par un public, qui n’a en retour qu’une action très limitée sur l’œuvre (par exemple changer son point de vue sur un tableau, lire plus ou moins vite, etc.). La plus enviable des destinées de l’œuvre est alors de demeurer tel quel pour l’éternité, pour un public qui joue le rôle de récepteur passif.

À rebours, j’imagine un public actif,
j’imagine une œuvre dont le cadre général est fixe, mais la réalisation toujours différente,
j’imagine des moyens techniques pour que le public ait prise sur le déroulement sonore (raison pour laquelle on peut rapprocher mon travail des arts numériques1),
j’imagine une œuvre ouverte au sens où l’entend Umberto Eco, c’est-à-dire une œuvre qui instaure « un nouveau type de rapports entre l’artiste et son public, un nouveau fonctionnement de la perception esthétique2»

Edmond Couchot et Norbert Hillaire, en parlant des arts numériques, proposent un modèle pour décrire cette situation3. Le rôle de l’artiste est décrit sous le terme d’auteur-amont. Il est à l’origine du projet, il en pose les conditions d’existence, les limites. Le public, lui, est auteur-aval. Il s’introduit dans les espaces laissés dans l’œuvre par l’auteur amont pour en réaliser une version parmi les possibilités offertes.

Amont et aval, la direction d’un cours d’eau. Il y a quelque chose qui s’applique bien à la description d’un artiste et d’un public manipulant tour à tour un même fluide sonore dont les reflets peuvent changer, les contours s’iriser. Parmi les arrangements possibles des fragments textuels et musicaux de Nexploria, je n’ai écouté que quelques possibilités. C’est le spectateur écoutant qui contribue à défricher le terrain des milliers de possibilités.

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1 le terme « art numérique » est peut-être trop vaste aujourd’hui. Comme le remarque l’artiste Antoine Schmitt, « “numérique” ne veut plus dire grand chose lorsque tout est numérique, du téléphone à l’appareil photo, de la caméra au CD musical, de la voiture au DVD». https://www.antoineschmitt.com/vademecumartnumerique

2 ECO Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Points, 2015, p. 37.

3 Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’art numérique, Paris, Flammarion, 2005, p. 109.